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de Gaëtan Brisepierre Sociologue

Presse

Libération : “Ces salariés qui se mobilisent pour diffuser leurs pratiques écolos au bureau” (15 juillet 2019)

Le quotidien Libération pubie un article sur les “transféreurs” issus de mon étude de 2018. L’article reproduit ci-dessous peut être téléchargé en PDF consulté directement en ligne ici

Ces salariés qui se mobilisent pour diffuser leurs pratiques écolos au bureau

Par Sophie Kloetzli — 

On les appelle les «transféreurs». Ecolos à la maison, ils tentent de verdir les habitudes de leurs collègues de bureau. Des gestes pas forcément évidents à adopter dans certaines entreprises où le «zéro déchet» n’est pas toujours la priorité.

En 2016, Lara Laugar a instauré une tradition entre collègues, aussi verte que conviviale. Tous les mercredis, c’est «midi zéro déchet» : l’équipe du bureau d’études Sénova (engagé dans la transition écologique des bâtiments), à Paris, apporte son repas qu’elle déguste avec de la vaisselle réutilisable, ou file au resto japonais pour aller remplir son tupperware de sushis. «J’ai parlé à mes collègues de ma réduction des déchets à titre personnel, et j’ai essayé de les sensibiliser à la question. J’ai aussi mis en place des ateliers entre 12 et 14 heures sur les réflexes “zéro déchet” sur les thèmes suivants : comment remplacer les produits du quotidien gourmands en emballage par des alternatives plus propres ? Comment fabriquer soi-même ses produits ménagers ?» raconte cette femme de 25 ans, qui s’est engagée, par le passé, dans l’association Zero Waste France«Une bonne partie de mes collègues ont pris l’habitude d’apporter leur propre récipient quand ils vont chercher à manger dans les restos du coin le midiou bien de préparer eux-mêmes leur repas, et cela toute la semaine.»

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Lara Laugar fait partie de ceux qu’on appelle, dans le jargon sociologique, les «transféreurs». Un néologisme inventé par les sociologues Gaëtan Brisepierre et Anne Desrues, qui ont consacré une étude au sujet en 2018, pour désigner les individus désireux d’exporter leurs habitudes domestiques écolos au bureau. A lire leur rapport, ce type de profil est «assez courant» dans les organisations, mais relativement peu connu et reconnu. Pourtant, leur pratique de transfert relève d’une réaction somme toute logique : n’est-il pas frustrant de pratiquer le zéro déchet chez soi, et de voir, une fois au bureau, des tonnes de papier gaspillées, le tri sélectif bâclé (alors qu’il est obligatoire depuis mars 2016 dans une grande partie des entreprises) ?

La question, relèvent les sociologues, serait générationnelle : «Le transfert de pratiques environnementales est révélateur d’une recherche croissante chez les nouvelles générations de cohérence entre sphères domestique et professionnelle. Il porte aussi une vision du lieu de travail non plus seulement comme espace productif mais aussi comme lieu de consommation, voire de “surconsommation”.» D’après l’Agence de l’environnement, un salarié du tertiaire produit en effet 120 à 140 kilos de déchets annuels au bureau, dont trois quarts de papier.

«Démarche bienveillante»

Chronophage voire éprouvant, le rôle – la plupart du temps informel – de transféreur n’est pas toujours facile à porter. Si «les “midis zéro déchet” ont créé du lien et de la complicité»,Lara Laugar se souvient des «réticences» de certains collègues qui «ne voyaient pas l’intérêt de la chose au départ», mais qui, pour la plupart, «ont aujourd’hui intégré ces habitudes». Une victoire qu’elle n’a pas forcément l’énergie de répéter seule au fur et à mesure que s’agrandit l’équipe. Heureusement, certains de ses collègues ont pris le relais pour la soutenir. L’idée n’est pas de forcer ou de culpabiliser, mais de sensibiliser sur des petits gestes du quotidien : «Si une personne n’adhère pas à la démarche, c’est dommage, mais l’idée est que cette dernière soit bienveillante.»

Pour augmenter les chances de voir aboutir ses initiatives, un transféreur a tout intérêt à bien s’entourer. «Ce qui marche le mieux dans les entreprises que nous avons suivies, c’est de constituer un groupe de travail qui réunit si possible des personnes de différents services et à des postes hiérarchiques variés», appuie Pauline Debrabandere, chargée de mission au sein de l’association Zero Waste France, qui a accompagné une trentaine d’entreprises dans la mise en œuvre de la démarche zéro déchet en 2018. C’est la stratégie qu’a adoptée Julie Raphanel, 30 ans, adjointe à la direction du pôle client d’Enercoop, un fournisseur d’électricité d’origine renouvelable : «J’utilise un lombricomposteur chez moi, j’ai donc instauré cette habitude au bureau en regroupant quatre ou cinq référents. J’ai aussi amené une planche à tisser des éponges réutilisables, que j’ai mise à disposition de tout le monde.»

Dans l’intérêt des entreprises

Il faut dire qu’évoluer dans une boîte engagée pour la protection de l’environnement, ça aide. Créée entre autres par Greenpeace et Biocoop, Enercoop «laisse beaucoup de place aux initiatives personnelles», y compris sur le temps de travail, poursuit Julie Raphanel en évoquant pêle-mêle écocups, papier recyclé, café bio et équitable et récipients réutilisables pour le déjeuner. Plus généralement, les petites équipes sont plus faciles à convertir que les grandes «car les noyaux durs d’écosensibles sont plus faciles à constituer», poursuit Pauline Debrabandere.

Certaines grandes structures dont l’activité principale n’a pas grand-chose à voir avec la transition écologique parviennent néanmoins à fédérer des communautés autour des enjeux environnementaux. C’est le cas d’Orange, qui titille la fibre écologique de ses 100 000 salariés français à travers son réseau social interne, Orange Plazza, explique Margaux Cals, 29 ans. Début juillet, elle s’empare, avec les autres membres du comité éditorial du réseau social, du défi #Trashtag (ramassage de déchet dans l’espace public), en vogue sur les réseaux sociaux. «On s’est dit : pourquoi ne pas suivre cette tendance pour mobiliser ? Un lundi matin, on est allés ramasser des déchets dans les rues du XVarrondissement de Paris et on s’est filmés rapidement [la vidéo est disponible sur Twitter]. On a eu beaucoup de retours de collègues qui disent qu’ils vont le faire avec leur équipe.»

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De quoi faire d’une pierre trois coups : un «moment de convivialité» doublé d’un «petit coup de pouce pour la planète» et pour l’image de l’entreprise, le tout à peu de frais. «Quand le management a vu ça, ils étaient très enthousiastes. Cela ne coûte rien, et c’est un sujet qui anime les gens, qui parle à tous.»Pauline Debrabandere confirme : «Ce n’est pas toujours facile de travailler pour une grande entreprise polluante, c’est aussi dans l’intérêt de l’entreprise que les salariés se sentent bien au travail.» Et se déculpabilisent un peu.

Un rôle à officialiser ?

Mais l’écologie ne se limite pas à la réduction des déchets ou à leur recyclage. Et malgré toute leur bonne volonté, les premiers de cordée écolos se heurtent parfois à des obstacles trop grands. Mettre en place un compost, installer des panneaux photovoltaïques sur le toit et verdir les espaces font partie des ambitions avortées de Julie Raphanel. «Enercoop est locataire, et les propriétaires des lieux ne nous laissent pas aménager l’espace en fonction», déplore-t-elle. Du coup, les salariés doivent ruser : «Une partie d’entre nous ramène le marc du café pour le composter à la maison.»

Sans doute vaudrait-il la peine d’officialiser ce rôle pour lui donner plus de poids ? C’est ce que suggèrent Gaëtan Brisepierre et Anne Desrues dans leur étude : «Sur le plan des organisations, le transfert pourrait servir de base à un changement de posture de la fonction RSE [responsabilité sociale des entreprises] passant d’une fonction de stratège qui initie des actions, avec souvent des difficultés de portage, à un rôle de coach qui accompagne les initiatives des salariés pour les outiller et les diffuser.» Transféreur, un métier d’avenir ?

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