banniere-haut-de-page

Les articles de Gaëtan Brisepierre
sur la transition énergétique et écologique

Blog

Les conditions sociales et organisationnelles d’une performance énergétique in vivo dans les bâtiments neufs (JISE, 2015)

Communication dans le cadre des 2èmes Journées Internationales de Sociologie de l’Énergie.

Issue d’une recherche sur la performance énergétique issue d’enquêtes de terrain sur les « BBC pionniers » construit par Thierry Roche en Région Rhône-Alpes. « Les conditions sociales et organisationnelles d’une performance énergétique in vivo dans les bâtiments neufs »

Présentée le vendredi 3 juillet à 14h lors d’un atelier consacré a « Habiter un bâtiment performant » en compagnie de Vincent Renauld-Giard et Marie Mangold qui ont tous les deux réalisé des enquêtes de terrain sur des bâtiments performants.

Dans le secteur du bâtiment, les pouvoirs publics ont choisi de généraliser le bâtiment basse-consommation (BBC) via la réglementation thermique (RT 2012). Elle prévoit que les bâtiments neufs ne dépassent pas une consommation moyenne de 50 Kwh/m²/an pondérée en fonction de la zone climatique. Il s’agit d’un saut technologique car ce seuil correspond à une division par trois des consommations par rapport à la précédente réglementation de 2005, et à un renforcement des exigences équivalent au chemin parcouru depuis la création de la réglementation thermique en 1974. L’Etat a également fixé le cap du bâtiment à énergie positive pour 2020 soit un bâtiment qui produit plus d’énergie qu’il n’en consomme. Il a donc pris le parti de faire de la construction l’avant-garde de la politique de transition énergétique en imposant par la loi une innovation de rupture, celle du « bâtiment performant », aux professionnels comme aux habitants.

Cette politique repose sur l’idée que le progrès technique poussé à son paroxysme suffira à générer une baisse substantielle des consommations. Or les premières mesures effectuées sur des bâtiments performants ont montré que les consommations étaient souvent supérieures aux objectifs visés, même si au global ils restent économes. Le constat de ces « surconsommations », qui sont une déclinaison du phénomène d’effet rebond, a justifié chez certains professionnels un discours de responsabilisation des habitants accusés de ne pas adopter les « bons comportements ». D’un autre côté, parmi les premiers habitants de ces bâtiments, certains d’entre eux ont témoigné de leur mécontentement à l’égard de malfaçons et d’un inconfort thermique, qui a donné lieu à des articles de presse. A peine en vigueur la RT2012 se retrouve ainsi mise en cause dans son principe comme dans ses effets, faisant peser un risque sur la diffusion de cette innovation.

Le point de départ de cette recherche[i] est une interrogation sur les usages des bâtiments performants, à la fois l’expérience vécue par leurs habitants ainsi que sa prise en compte par les professionnels. En effet, la réglementation thermique 2012 a beau parler des « 5 usages », l’Usage des bâtiments constitue en réalité son angle mort. Elle prône une approche hors-sol du bâtiment dans lequel on envisage sa performance en éliminant les effets du « facteur humain ». Plus précisément, la réglementation thermique véhicule une conception normative et statique de la performance énergétique en se basant sur des hypothèses d’occupation (les « scénarios conventionnels ») et comportementales, comme une température de référence à 19°C. De ce fait, elle prône un objectif de performance in vitro, théorique car calculée en laboratoire, que l’on doit distinguer de celui d’une performance in vivo, pragmatique car dans les conditions réelles d’occupation. Ce dernier est l’objet de cette recherche.

Nous proposons une approche sociotechnique de la performance énergétique qui se veut à la fois inductive, interactionniste et dynamique. Elle part de l’observation ethnographique des usages des occupants pour fournir une description de leurs pratiques quotidiennes et décisions d’équipement, qui explique en partie la consommation d’énergie et donc ces « surconsommations ». Dans cette perspective la performance énergétique n’est pas le simple résultat des caractéristiques techniques du bâtiment, mais le produit des processus d’interaction entre les objets techniques, les pratiques des occupants, et l’organisation du bâtiment. En effet, il est essentiel d’intégrer l’activité des professionnels qui conçoivent et exploitent le bâtiment ainsi que ceux qui gèrent les relations avec les occupants. Au final, la performance in vivo se comprend en confrontant les usages réels, aux projets des concepteurs et aux modes de gestion et du bâtiment.

La recherche repose sur une enquête de terrain auprès des occupants (n = 15) et des professionnels (n=10) de trois bâtiments « prototypes » de la performance énergétique. Elle a eu lieu après deux années d’occupation ce qui a permis de bénéficier des mesures de consommation et de s’appuyer sur le recul des occupants. Chacune de ces constructions représente un standard technique de performance (BBC, passif, positif) et un type de bâtiment (immeuble, maison, tertiaire). Le Patio Lumière est une copropriété de niveau BBC située dans le premier écoquartier français : la Caserne de Bonne à Grenoble. Les Hauts-de-Feuilly à Saint-Priest est un lotissement de 31 maisons, première tentative d’industrialisation du « passif » en France. Au même endroit, la Cité de l’Environnement, avec ses 3600 m² de bureaux, est l’un des premiers bâtiments à énergie positive.

Ces trois inventions sont fondatrices de la dynamique d’innovation du bâtiment performant, ils ont contribué à légitimer le choix politique radical de la RT 2012 en démontrant sa faisabilité technique. Ils ont été conçus par l’architecte lyonnais Thierry Roche qui s’est appuyé sur un réseau de professionnels pionniers de la construction écologique. Ces projets ont été l’occasion d’interroger la définition des standards techniques en cours, par exemple la Cité de l’Environnement va au-delà des « 5 usages » en prenant en compte les usages spécifiques de l’électricité. La conception de ces bâtiments aura nécessité un nouveau mode de coopération moins séquentiel et plus intégré, faisant usage de nouveaux outils (simulation thermique dynamique) aidant à trouver des compromis entre l’ambition énergétique et les autres logiques (architecturale, environnementale, commerciale…).

Les entretiens avec les professionnels soulignent que le chantier occupe une position charnière dans l’atteinte d’une performance in vivo. Le constat récurrent de malfaçons sur les BBC pionniers relativise le discours ambiant de responsabilisation des habitants et indique que les professionnels sont eux aussi en situation d’apprentissage. La RT 2012 renforce l’exigence de qualité dans la mise en œuvre alors que les tendances économiques sont plutôt à la déqualification de la main d’œuvre (sous-traitance…). En outre, les dysfonctionnements qui ne nuisent pas à la fonctionnalité mais seulement à la performance énergétique sont beaucoup plus difficiles à repérer. Par exemple quand un chauffe-eau solaire est mal installé, c’est l’occupant qui s’en rend compte au bout d’une année à la réception de la facture d’énergie. Le bâtiment performant n’interroge donc pas seulement les modes d’habiter, il appelle aussi un renforcement du système social du contrôle pendant et après le chantier qui fait aujourd’hui l’objet d’un jeu de défausse entre les acteurs.

Les entretiens avec les occupants font apparaitre trois profils d’attitudes vis-à-vis du bâtiment performant. « L’engagé » reprend à son compte l’objectif énergétique, voire le dépasse à travers ses pratiques, en s’appuyant sur ses compétences techniques. Il s’agit d’une minorité active qui tire la dynamique d’appropriation en s’investissant auprès des autres. « L’accommodé » représente le profil de la majorité qui s’adapte aux contraintes du BBC car il finit par y trouver un avantage sur le plan économique voir identitaire. Par exemple une jeune famille qui a un budget réduit ou une entreprise qui joue l’effet vitrine du bâtiment. Enfin, le « réservé » se montre critique vis-à-vis du BBC et n’envisage pas de changer ses habitudes. Il s’agit en particulier de personnes qui vivent un inconfort thermique, notamment les plus âgés mais pas exclusivement.

L’observation des pratiques liées aux différents postes de consommation d’énergie fait ressortir plusieurs constats. Premièrement, les habitants ne suivent pas à la lettre les consignes de « savoir vivre BBC » données par les professionnels, mais inventent leurs propres façons de vivre dans les bâtiments performants. Le confort d’été en est l’illustration car en l’absence de climatisation il repose entièrement sur le respect des « bonnes pratiques » à savoir tout fermer en journée et laisser ouvert la nuit. En pratique, les habitants ne ferment pas toujours leurs volets pour éviter un sentiment d’enfermement, ils privilégient le courant d’air qui produit un sentiment de rafraîchissement immédiat. La nuit, ils ne laissent jamais grand ouvert par peur des intrusions que ce soit celles des cambrioleurs ou des insectes. Malgré ces « comportements déviants », ils se disent satisfaits des conditions de confort en été, en particulier quand le bâtiment permet un accès à l’extérieur (terrasse, jardin…). Il y a un apprentissage de la gestion du confort qui passe par un processus d’essai-erreur dans lequel les habitants élaborent leurs propres tactiques et font un compromis entre la logique énergétique et les autres besoins liés à l’habitat (confort, intimité, sécurité…).

Deuxièmement, les hypothèses sociologiques sous-jacentes à la conception des bâtiments performants ne sont pas réalistes. Ce décalage entre l’habitat et l’habiter explique notamment l’inconfort thermique en hiver exprimé par certains occupants. Les BBC reposent sur un principe de chauffage uniforme et stable, limité à 19°C, alors que les habitants ont des besoins thermiques différents, et variables selon les moments de la journée. Quand ils ne parviennent pas à obtenir du système collectif la sensation de confort souhaité, on observe un phénomène de compensation électrique avec l’emploi de convecteurs. Ce « mésusage » nuit gravement à la performance énergétique, même si ces consommations ne sont pas officiellement comptabilisées par la RT 2012. Il contredit l’intention des concepteurs, mais il est en parallèle encouragé par d’autres professionnels comme le promoteur qui installe un chauffe-serviette ou le manager qui va acheter des convecteurs pour éviter les plaintes de ses salariés. Ce phénomène s’observe également l’été avec le détournement d’usage d’un système de rafraîchissement en climatisation voire l’installation de piscines qui consomment presque autant d’électricité que la maison.

Troisièmement, la conception des bâtiments performants ne permet pas de maîtriser les usages spécifiques de l’électricité qui deviennent le principal enjeu. Ces consommations d’électricité ont doublé ces vingt dernières années à cause de l’informatisation des activités sociales, et dans un bâtiment performant elles deviennent le premier poste. Elles dépendent essentiellement des usages des occupants et des décisions d’achat qui ne sont pas du ressort des concepteurs. Ces derniers préconisent des choix économes comme l’ordinateur potable à la place du fixe mais ils dépendent de bien d’autres critères (métiers, ergonomiques ou même statutaires). Ils prévoient des dispositifs visant à faciliter les gestes économes comme les coupes veilles mais ces derniers ne sont que très peu employés car pas adaptés aux contraintes en situation d’usage. D’autres dispositifs comme le branchement des machines à laver sur les panneaux solaires sont inconnus des habitants qui n’ont donc pas pu adapter leur installation. Les consommations d’électricité spécifique sont très largement sous-estimées par les occupants, dont certains font des efforts importants sur les postes thermiques tout en étant suréquipés en électronique, ce qui dénote un paradoxe.

Le diagnostic au niveau des pratiques fait surtout apparaitre les contraintes, les marges de manœuvre vers la performance in vivo se situant surtout dans les interactions entre professionnels et habitants. Tout d’abord dans l’accompagnement des usages qui est présenté comme une évidence par les professionnels alors qu’il est ressenti comme très insuffisant par les occupants. Les livrets d’accueil ne sont presque jamais lus, et les habitants retiennent surtout les consignes d’interdiction au moment de l’état des lieux (percer dans les murs, ne pas ouvrir la fenêtre en hiver) qui créent une distance avec le bâtiment. A l’inverse, la Cité de l’Environnement expérimente un mode de gestion participative où les salariés sont invités à s’impliquer dans la vie du bâtiment. Il facilite ainsi une appropriation collective des techniques et l’ajustement du fonctionnement du bâtiment aux besoins des usagers.

Ensuite, la cogestion du chauffage collectif s’avère être un levier d’amélioration du confort en même temps que de maîtrise des consommations. Dans les deux bâtiments qui en sont équipés, l’engagement informel des occupants dans le pilotage du système et la relation avec l’exploitant a eu des effets positifs. Le Président du Conseil Syndical de la copropriété et un groupe de salariés bénévoles de la Cité de l’Environnement pilotent eux-mêmes les températures et demandent une série d’adaptations (ex : suppression des réduits de nuit). Les occupants ont pris collectivement la décision de passer la consigne de 19°C à 21°C ce qui a eu pour conséquence de supprimer le problème de l’inconfort. Cela pourrait paradoxalement améliorer la performance in vivo en  limitant le recours au convecteur et en instaurant un climat de coopération favorable à la maîtrise des usages spécifiques.

Puis, une maintenance participative se met en place progressivement, notamment dans les parties privatives des logements. Les bâtiments performants multiplient les opérations de maintenance en particulier celles liées à la ventilation comme le changement des filtres. S’il n’est pas fait régulièrement cela présente des risques multiples, mais les interventions des professionnels apparaissent peu efficaces et coûteuses. Nous avons observé le développement de pratiques profanes de maintenance, voir une auto-organisation des habitants vis-à-vis de ces tâches. Au Patio Lumière, l’achat groupé de filtres et les démonstrations du Conseil Syndical ont permis de faire augmenter la fréquence de remplacement. En plus d’être un levier de maîtrise des charges et des consommations, ces pratiques socialisent les habitants aux techniques du bâtiment performant.

Enfin, le suivi des consommations alimente un processus d’interactions qui favorisent une posture de réflexivité énergétique, notamment sur les usages électriques. Par exemple, il a permis aux occupants de la Cité d’identifier la persistance de consommation nocturne, et d’envisager des mesures de suppression des veilles. Mais ces informations ne sont que très rarement accessibles aux habitants car elles nécessitent un travail de mises en forme préalables et les infrastructures de comptage sont limitées. De plus, le partage des données de consommation peut avoir des effets pervers comme la judiciarisation des « surconsommations » et la stigmatisation des usagers énergivores, ce qui explique des tactiques de rétention. Au final, la performance in vivo se joue à toutes les étapes de l’itinéraire d’un bâtiment, elle passe par une plus grande intégration des usagers, dans la conception en se basant sur les pratiques concrètes, et dans la gouvernance dont ils peuvent être parti-prenantes.

[i] Recherche financée par l’ADEME et Leroy Merlin Source en 2012.

Sur le même thème