Les articles de Gaëtan Brisepierre
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Les 10 difficultés du jeune sociologue en entreprise (2009)
Dans le cadre des Etats Généraux de la sociologie organisés par l’Association Française de Sociologie en 2009[1], j’ai présenté une liste des dix difficultés du jeune sociologue praticien. Cette communication vise à contribuer à une réflexion sur la formation des sociologues à l’Université dans la perceptive d’une professionnalisation de la sociologie. Elle a été élaborée à partir de mon expérience de trois ans de sociologue en entreprise après avoir suivi un cursus de sociologie à l’Université jusqu’au niveau Master. Elle a également été enrichie par la contribution de deux responsables de formation qui ont formé des étudiants à la pratique des études pendant 20 ans, ainsi que celle d’un camarade de promotion qui travaille aujourd’hui dans un Observatoire social d’une commune francilienne[2].
Ce témoignage, très subjectif et qui n’engage que moi, permet de souligner les carences des formations actuelles en sociologie à l’Université pour des étudiants qui ne se destinent pas à une carrière académique, mais à exercer une activité de sociologue sur le marché des études et plus largement dans le cadre d’une recherche contractuelle. Une réalité qui est par ailleurs de plus en plus répandue aujourd’hui y compris dans la recherche publique. L’ambition de cette liste est moins de faire le procès de l’Université que de fournir des pistes d’amélioration à la formation des sociologues, en considérant qu’aujourd’hui une partie de plus en plus importante des étudiants est confrontée aux exigences de la recherche en organisation (entreprises, institutions publiques, ONG…) dont les contraintes sont très différentes de celles de la recherche académique.
1. Une absence d’aide à l’insertion professionnelle : à l’Université les étudiants ne trouvent pas facilement d’interlocuteur pour les aider à chercher un stage ou une première expérience professionnelle. Ce point est d’autant plus gênant que les Universités entretiennent rarement un réseau d’anciens élèves. C’est donc le réseau personnel de l’étudiant qui devient un facteur décisif. Par ailleurs les étudiants de sociologie n’ont pas de stage obligatoire les poussant à se poser la question du métier avant le Master. Dans certaines Grandes Ecoles françaises il est courant que les étudiants bénéficient d’année de césure afin de se confronter au monde du travail, au Canada les étudiants sociologues travaillent pour leurs professeurs ce qui leur permet de s’essayer à une recherche dont les contraintes sont autres que scolaires.
2. Un rapport négatif à l’entreprise : ou plutôt une absence de discours sur le monde du travail. Au bout de cinq années de formation à l’Université je n’avais jamais entendu parler de sociologie hors du cadre académique et je n’avais jamais eu l’occasion de voir un praticien parler de son métier. Le corps enseignant a souvent tendance à tenir un discours négatif à l’égard des entreprises dans le cadre d’une sociologie critique, mais beaucoup plus rarement à les présenter comme une des origines de la demande sociale de sociologie. Cette distance critique des enseignants à l’entreprise renvoie d’ailleurs à la première difficulté, ces derniers ayant une relative méconnaissance de la diversité des débouchés possibles et ne jouant que rarement le rôle de relais auprès des entreprises. Il me semble donc urgent d’ouvrir les enseignements à des intervenants sociologues praticiens dès la Licence.
3. Un déficit de compétences de base : cette difficulté n’est pas liée en tant que telle à la formation des sociologues à l’Université mais plus au recrutement des étudiants. L’origine sociale et la trajectoire scolaire des étudiants qui s’inscrivent en sociologie en font des étudiants plus fragiles que ceux qui entrent à Science Po ou à HEC. Issus pour une part non négligeable d’un baccalauréat technique ou de Lycées situés dans des zones sensibles, ils arrivent à l’Université avec des insuffisances en expression écrite, des difficultés à structurer une argumentation, des carences en matière de synthèse et des pratiques de lecture relativement faibles. Le problème réside dans le fait que ces handicaps ne sont en aucun cas compensés par la formation à l’Université.
4. Une ignorance du travail en mode projet : alors que le « projet » est aujourd’hui le mode de collaboration dominant dans les organisations privées et publiques. La capacité à monter un projet c’est-à-dire savoir le défendre devant des non-spécialistes, travailler en groupe, programmer son travail de temps, faire un budget… sont des compétences décisives dans la recherche de financement qui ne font absolument pas partie de la formation de jeunes sociologues universitaires. Même si l’expérience du « mémoire » se rapproche de celle d’un projet elle n’est n’y présentée ni perçue comme telle.
5. Une difficulté à expliciter l’utilité de la sociologie : c’est-à-dire à savoir répondre à la question « A quoi sert la sociologie ? » sans rentrer dans les débats internes à la discipline. A l’Université, entre sociologues, l’intérêt de la discipline est une évidence même s’il est questionné. Mais en organisation il est essentiel de savoir convaincre ses interlocuteurs, qui n’ont pas toujours une culture en SHS, de l’intérêt d’une telle approche, et de savoir dire ce qu’elle apporte notamment par rapport à d’autres disciplines. Ceci est d’autant plus vrai pour les méthodes qualitatives qui se heurtent à la culture du chiffre prévalant dans les organisations, et aux représentations de la sociologie (sondage ou recensement, population défavorisée…). La légitimité de la sociologie n’est pas acquise d’avance, il faut la conquérir, en un mot il faut apprendre aux étudiants à vendre la sociologie et ses méthodes.
6. Une méconnaissance des grands enjeux contemporains : si l’Université enseigne bien les théories sociologiques contemporaines on ne parle que très rarement des enjeux politiques, économiques et sociaux (Développement Durable, montée des pays émergeants, NTIC…) qui sont pourtant indispensables pour comprendre les marchés et faire valoir l’approche sociologique. Ce point marque une différence de plus avec les étudiants de Grandes Ecoles qui travaillent ces enjeux à partir d’articles de presse.
7. Une difficulté à faire le lien entre théorie et données empiriques : en organisation la sociologie pratiquée est avant tout une sociologie empirique et les étudiants éprouvent souvent de grandes difficultés à faire le lien avec les théories sociologiques. Pourtant les opérationnels, contrairement à une idée reçue, sont loin d’être allergiques à la théorie, elle les intéresse à condition qu’elles éclairent les données et ne constituent pas une partie à part entière. Hors l’enseignement de sociologie à l’Université est séparé en deux blocs distincts : la théorie sociologique d’un côté, les méthodes sociologiques de l’autre. Il me semble important de former davantage les étudiants à monter en généralité à partir de leur terrain, au risque de voir les étudiants « plaquer » la théorie ou s’en passer à leur dépens.
8. Un malaise avec la finalité opérationnelle des recherches : si à l’Université les recherches sont thématiques et doivent contribuer à la discipline, en organisation les recherches sont orientées vers la résolution de problèmes qui sont des problèmes d’action. Autrement dit les connaissances produites doivent être utiles pour répondre à la question « Qu’est-ce qu’on fait ? ». La formation universitaire n’apprend pas à traiter avec cette orientation qui peut s’avérer déroutante pour un apprenti sociologue praticien. J’ai personnellement ressenti un profond malaise les premières fois que je me suis trouvé confronté à un de mes « clients » (commanditaires) qui ne s’intéressait absolument pas à ma méthodologie et aux détails de mes résultats, mais seulement à la manière dont il pouvait utiliser mes conclusions.
9. Un manque d’expérience dans la valorisation de la recherche : alors qu’en organisation la valorisation a autant d’importance que la recherche elle-même car les résultats doivent servir à d’autres. L’Université n’apprend pas directement à valoriser la recherche même sous une forme académique (article scientifique…). C’est une pratique qui s’acquiert par l’observation dans les colloques et rarement avant la thèse. Elle enseigne encore moins à mettre en forme les résultats pour qu’ils soient compréhensibles et entendus par les non-sociologues. Pourtant la capacité à rédiger une synthèse pertinente ou faire une présentation pédagogique est aujourd’hui la base de la compétence sur le marché des études.
10. Le manque de compétence orale fait cruellement défaut aux étudiants confrontés à une culture orale centrale dans les organisations. L’Université évalue quasi-exclusivement sur l’écrit, en cinq ans de formation j’ai eu tout au plus deux ou trois oraux et je n’avais jamais ouvert le logiciel Power Point, ce qui renvoit à la question de la valorisation mais pas seulement. L’Université n’apprend pas non plus à débattre, d’égal à égal, argument contre argument. L’étudiant, en position d’élève faisant face à un professeur qui a le monopole du discours, ne s’exerce pas à apporter la contradiction. Pourtant l’interaction la plus courante en organisation est la réunion où il est essentiel de savoir argumenter son point de vue. Pourquoi ne pas mettre plus souvent les élèves en position de débat les uns avec les autres et développer les cours participatifs ?
Ce réquisitoire bienveillant à l’encontre des formations universitaires en sociologie montre qu’il est possible de changer pour donner toutes les chances aux étudiants de réussir leur vie professionnelle et de s’épanouir hors de la recherche académique. Ces changements n’impliquent pas de sacrifier l’autonomie de la recherche au « Grand Capital » mais demandent des modifications substantielles dans les pratiques pédagogiques et l’ouverture de l’Université aux praticiens. Ce qui est en jeu c’est l’existence même de la sociologie comme formation et finalement l’utilité sociale que lui attribuaient déjà ses Pères fondateurs.
[1] Atelier 2 : Former et qualifier les sociologues : Interrogation sur la perspective praticienne, présidé par Dan Ferrand-Bechmann (présidente de l’AFS), avec la participation de Luis Baptista (Président de l’Association Portugaise de Sociologie), Sylvie Montcharte (CEREQ), Christophe Beslay et Romain Gournet (Université de Toulouse).
[2] J’adresse mes remerciements à Sophie Alami, Dominique Desjeux (professeur d’anthropologie et directeur de la formation doctorale professionnelle à la Sorbonne, www.argonautes.fr) et Ugo Soudrie pour l’aide précieuse qu’ils m’ont apporté en acceptant de me livrer leurs réflexions sur ce sujet.
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