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Les articles de Gaëtan Brisepierre
sur la transition énergétique et écologique

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L’appropriation du suivi des consommations d’énergie et ses conditions d’efficacité sur les pratiques habitantes (JISE, 2015)

Communication présentée dans le cadre des 2èmes Journées Internationales de Sociologie de l’Énergie, le mercredi 1er juillet à 17h30 lors d’un atelier intitulé « Information et accompagnement : quels outils, quels enjeux » avec Stéphane La Branche et Éveline Cordeau nous reviendrons sur les enseignements du Défi Famille à Énergie Positive.

Télécharger l’article en PDF :  « L’appropriation du suivi des consommations d’énergie et ses conditions d’efficacité sur les pratiques habitantes ».

 

Sous l’impulsion d’une directive européenne, les pouvoirs publics français ont décidé le déploiement dans tous les foyers de compteurs communicants pour l’électricité et le gaz d’ici à 2020. Ces compteurs sont la condition d’une optimisation et d’une ouverture des réseaux traditionnels de distribution d’énergie par leur couplage avec un réseau de communication. Les ménages seront mis à contribution via une taxe pour financer l’installation de ces compteurs en vertu de leur prétendue capacité à générer des économies d’énergie, justifié à grand renfort de calculs économétriques. Ainsi, l’équilibre économique de ces projets repose sur l’hypothèse que l’amélioration de l’information des consommateurs sur leur consommation d’énergie va les inciter à adopter des comportements plus économes en énergie.

Ce présupposé ne s’appuie pas sur des enquêtes empiriques, mais sur des croyances qui sont au nombre de trois. Premièrement, le postulat économiciste persistant de « l’homo-œconomicus » selon lequel un individu mieux informé fait un choix plus rationnel. Les sociologues ont montré depuis longtemps que cette rationalité est limitée par des biais cognitifs et des contraintes multiples. Deuxièmement, l’existence d’un « gisement comportemental » d’économie d’énergie qui est très largement surestimé car un grand nombre de ménages sont déjà sous contrainte de budget, et la consommation dépend essentiellement du mode de vie caractérisé par une forte inertie. Troisièmement, une « pensée magique » de la technique qui aurait un effet direct sur le social, et dans laquelle le compteur remplit en quelque sorte la fonction de « totem » du changement de comportement, sans que l’on interroge les mécanismes en jeu.

Le point de départ de cette recherche[i] est la volonté de dépasser ces prénotions afin d’explorer la question de l’efficacité concrète du suivi des consommations en matière d’économie d’énergie. Certaines théories prétendent que la fourniture d’informations personnalisées aux ménages via des interfaces bien conçues serait en soi un vecteur d’économie, ce qui nous parait contestable. D’une part, l’affichage renforcerait l’impact du « signal prix », mais cette vision mécaniste des pratiques dans l’habitat a été infirmée par les économistes eux-mêmes. Ils ont démontré la faible élasticité de la demande au prix de l’énergie dans le bâtiment. D’autre part, les théories du nudges marketing attribuent à l’affichage des consommations par comparaisons un effet d’incitation des individus à aller dans le sens de l’intérêt général. Mais cette conception balistique du changement des comportements sous-estime le poids du système sociotechnique, et elle passe à côté des attitudes de « passagers clandestins ».

Nous proposons dans cette recherche[ii] une approche sociologique qui permet d’analyser les conditions dans lesquelles les informations délivrées aux consommateurs sur leurs consommations d’énergie favorisent un changement durable vers des pratiques plus économes. Cela suppose tout d’abord de considérer que l’information n’existe pas en soi et qu’elle est portée par un dispositif sociotechnique allant bien au-delà du compteur. Ensuite, il s’agit de saisir la réception de ces « campagnes » par les ménages selon la place occupée par l’information parmi les éléments constitutifs du dispositif : ses effets sur les représentations de l’énergie et les pratiques domestiques. Enfin, à l’échelle des organisations, la production des données implique un travail et celles-ci peuvent devenir le support d’un changement de stratégie des professionnels qui animent ces campagnes, comme  des décideurs qui les financent.

Afin de contourner la difficulté d’accès aux expérimentations smart-grids, nous nous sommes penchés sur des campagnes de sensibilisation aux économies d’énergie incluant un suivi personnalisé des consommations. Nous avons sélectionné des dispositifs s’adressant à des populations diverses (classes moyennes, catégories populaires), dans des contextes variés (animation locale, livraison d’un BBC, rénovation) et financés par des acteurs différents (collectivités locales, bailleurs sociaux). D’une part, Famille à Energie Positive (FAEP), un concours de sobriété énergétique entre familles, sur deux territoires distincts : la métropole lyonnaise, et la périphérie de Tours. D’autre part, deux campagnes de sensibilisation menées par des organismes HLM à destination de leurs locataires en Auvergne et Midi Pyrénées. Elles incluent un suivi des consommations, l’une directement sur la télévision, l’autre sur un site web avec en plus l’intervention d’un coach.

La recherche repose donc sur quatre enquêtes de terrains menées par une équipe de quatre sociologues[iii]. Au total 37 ménages ont été interviewés en face à face (n = 16) pour trois campagnes, et par téléphone pour l’une d’entre elles (n = 21). Il s’agit de ménages ayant participé à la campagne l’année précédente afin d’appréhender la persistance des changements et présentant des caractéristiques diversifiées du point de vue sociodémographique et/ou de logement. 15 entretiens avec les professionnels impliqués dans ces campagnes ont  été réalisés : associations, ALE-EIE, gestion locative, élu locaux, prestataires techniques, accompagnateurs… Enfin, 12 entretiens avec des décideurs locaux qui travaillent avec les données de consommation (bailleurs sociaux, observatoires de l’énergie régionaux et services des collectivités locales) ont permis d’appréhender l’échelon des politiques et des stratégies.

Le premier ensemble de résultats de l’étude porte sur la valeur d’usage des données, ils indiquent qu’elle se situe moins au niveau des ménages eux-même qu’au niveau des acteurs professionnels et institutionnels. L’une des campagnes illustre de manière caricaturale que l’installation d’un système de suivi ne suscite pas à lui seul l’adhésion des familles. Ce dispositif d’affichage des consommations sur la TV est couplé à l’arrivée de la TNT, mais la majorité des locataires ne sont pas au courant de l’existence d’une « chaîne énergie » étant donné qu’aucune information préalable n’était prévue. Cette mission pédagogique n’est pas remplie par l’installateur dont l’enjeu premier est de rentrer dans les logements. Au final, les effets du dispositif sur les comportements des locataires sont inexistants, il renforce leur défiance à l’égard du bailleur, et la plupart des boîtiers ont même été retirés.

Dans toutes les campagnes étudiées, les conditions d’accès aux informations s’avèrent décourageantes pour les habitants qui se lassent de les consulter au bout de quelques semaines. L’interface sur la TV affiche les données avec deux jours de décalage ce qui en limite l’intérêt alors même que le dispositif d’instrumentation est très intrusif. Pour les sites web, le suivi suppose que les habitants participent à la production des données en indiquant eux même leurs index de compteur à intervalle régulier. Si la plupart l’acceptent comme une « règle du jeu », ils ont besoin d’être relancés pendant la campagne et arrêtent une fois celle-ci terminée. La relève est perçue comme une activité contraignante car répétitive et les compteurs sont loin d’être toujours facilement accessibles. A terme, la transmission des données par les compteurs communicants lèvera sans doute cette contrainte.

Quand les ménages ont accès au suivi personnalisé de leurs consommations, ils éprouvent des difficultés à interpréter ces données. D’une part, ils se montrent méfiants vis-à-vis de la fiabilité des informations qui s’affichent le plus souvent en pourcentage d’évolution dont la base n’est pas comprise. La méthode de calcul leur paraît obscure, et il y a une incertitude sur l’application d’une correction climatique sans laquelle le résultat est faussé. D’autre part, les comparaisons ne renseignent pas les pratiques car les différences s’expliquent aussi par des variations dans l’occupation (famille à Noël, vacances…) ou la performance des logements. Quand ils sont seuls face à ces données, les ménages n’arrivent pas à les traduire dans l’action, par exemple à identifier le résultat de leurs efforts. Ces informations prennent sens à partir du moment où elles participent aux interactions sociales avec un professionnel ou avec d’autres familles qui vont aider à leur décryptage.

Pour les professionnels qui organisent ces campagnes l’accès aux données de consommations des ménages participants apparait primordial pour l’action. Elles sont le support de l’organisation de concours qui renouvellent les registres d’action de la sensibilisation aux économies d’énergie pour aller vers des formes plus collaboratives. On s’éloigne ainsi de la rhétorique de responsabilisation des individus vis-à-vis des enjeux globaux pour proposer un cadre d’incitation au changement par le jeu collectif, qui permet d’attirer de nouveaux profils d’individus, pas uniquement des militants. Quant aux bailleurs sociaux l’accès aux données de consommation par logement les aide à identifier les « surconsommations » qui débouchent sur des visites ciblées de prévention des impayés. Globalement, les professionnels changent de posture en quittant celle de l’expert pour adopter celle du « coach » qui fait des propositions et encourage les habitants qui restent autonomes dans le choix de leurs action.

Pour les décideurs locaux, la production de données agrégées à partir des consommations individuelles est une ressource nouvelle. Elles justifient le financement des campagnes dont le chiffrage des résultats alimente les objectifs des collectivités locales (PCET). Elles légitiment les actions d’accompagnement des HLM visant à limiter les effets rebonds suite à une rénovation. Mais surtout ces données agrégées constituent un outil de gouvernance énergétique d’un parc de bâtiments et/ou d’un territoire. Elles aident les bailleurs sociaux à mieux prioriser leur plan de rénovation sur le parc chauffé en individuel et à les évaluer après coup. Pour les communes elles facilitent le ciblage des quartiers en précarité énergétique en établissant de nouveaux indicateurs croisés avec des données de revenus. Ces acteurs créent ainsi de nouvelles entités organisationnelles (Direction et Observatoire de l’énergie) dont ces données constituent la matière première pour établir une politique de maîtrise de l’énergie.

Le deuxième ensemble de résultats de l’étude converge pour dire que la fourniture d’information agit sur les comportements seulement quand elle s’insère dans un dispositif global d’accompagnement au changement qui combine trois dimensions. Une dimension cognitive car ce sont les apprentissages qui déclenchent les nouvelles pratiques. Ils s’acquièrent par  la transmission d’une culture technique de l’énergie qui va au-delà de la liste des « 10 écogestes » et passe par des supports de connaissances vulgarisées (guide complet, quizz…). L’usage d’outils de mesure situés (wattmètre, thermomètre, sablier de douche…) favorise les situations d’autoapprentissage : il fait entrer les ménages dans une posture provisoire de quantification des routines quotidiennes qui peut avoir un aspect ludique. Par exemple quand le wattmètre est utilisé pour établir un plan des appareils électriques de la maison avec leur consommation allumée et en veille. Les individus acquièrent ainsi des savoirs pratiques sur la hiérarchie de consommation, sur les consommations invisibles comme celle des chargeurs de portables, qu’ils réinvestissent immédiatement dans l’action.

L’efficacité des dispositifs repose aussi sur une dimension sociale car ce sont les interactions qui encouragent l’action des ménages. Si la dynamique familiale est rarement favorable aux économies d’énergie, les relations transverses entre les participants sont le véritable moteur du changement des pratiques. Les groupes de familles qui participent à FAEP se réunissent régulièrement afin d’échanger sur les actions à mettre en place pour gagner le concours. Il s’instaure alors une solidarité entre les membres : les plus expérimentés partagent leurs tactiques, les plus bricoleurs aident à l’installation d’un objet économe… Une intimité se crée à travers des discussions sur le temps de douche, les températures de chauffage, ce qui en conduit certains à repositionner leur curseur entre confort et sobriété. Cette renégociation des normes sociales est favorisée par les « liens faibles » entre les participants et ne serait pas possible avec un professionnel. Le sentiment d’appartenance au groupe encourage beaucoup plus les efforts que des économies budgétaires incertaines, surtout sur des gestes économes considérés comme dévalorisants ou insignifiants.

La dernière dimension essentielle aux dispositifs d’accompagnement est matérielle car c’est la condition de persistance des changements entrepris pendant la campagne. La routinisation des nouvelles pratiques passe par une double inscription dans le système des objets domestiques. D’un côté, par des objets qui soulagent l’effort physique et/ou la charge mentale associé aux gestes économes, comme la multiprise pour éteindre toutes les veilles, le stop-douche pour arrêter l’eau pendant le savonnage… De l’autre, avec les objets qui optimisent la consommation sans demander de gestes quotidiens sauf au moment de leur installation : la douchette qui réduit le débit de l’eau (chaude), la prise programmable qui éteint automatiquement les appareils en veille… Malgré leurs efforts au quotidien les habitants atteignent vite un plafond d’économie d’énergie (entre 10 et 20 %) ce qui peut avoir un effet décourageant. Son dépassement suppose le passage à des décisions de travaux qui sont facilitées par la participation à la campagne mais qui dépendent alors d’autres dynamiques collectives.

Au final, la promesse d’économie d’énergie des compteurs communicants pourra être tenue à deux conditions. Premièrement, que leur installation s’inscrive dans le cadre plus large de campagnes d’accompagnement des usages et d’animation menées à un niveau local. Cela suppose alors d’intégrer le coût sociétal de ces interventions auprès des ménages qui n’est actuellement pas pris en compte dans les programmes de déploiement. Deuxièmement,  la valeur d’usage des données de consommation se révèle surtout à un niveau collectif. Il convient donc de définir un cadre juridique qui respecte la vie privée des ménages tout en laissant ouvertes des possibilités d’usage pour les acteurs qui organisent les politiques de maîtrise de l’énergie.

[i] BRISEPIERRE G., BESLAY C., FOUQUET JP, VACHER T., « L’efficacité comportementale du suivi des consommations en matière d’économie d’énergie dépend des innovations sociales qui l’accompagnent », Synthèse de l’étude sociologique ADEME – GrDF, 2013.

ADEME, « Des ménages acteurs de la gestion de l’énergie dans leur logement », Lettre Stratégie et études, ADEME et Vous, N°39, Février 2014.

[ii] Financement ADEME et GrDF en 2013.

[iii] Je remercie C. Beslay, J.P. Fouquet, et T. Vachet.

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